Écrire avec les sens, pourquoi c’est important ?
Parce qu’on lit pour avoir une expérience émotionnelle, mais aussi sensorielle.
Personnellement, ce qui me fait vibrer dans la lecture est de partager la quête des personnages, leur cheminement psychologique, mais aussi leur univers. Qui n’a jamais lu un livre pour voyager ?
Stimuler les sens de votre lecteur est un atout surpuissant pour l’embarquer dans votre histoire.
Cela participe aussi de la crédibilité du roman, en créant l’illusion du réel, en incarnant ce réel.
C’est aussi intéressant pour respecter la fameuse règle du « show it, don’t tell it » : ne vous contentez pas de nous expliquer les choses, donnez-nous à les voir, les toucher, les respirer…
Quelques réflexions pour immerger le lecteur dans l’univers de votre roman, corps et âme !
1 – Utilisez votre expérience personnelle pour écrire avec les sens
Quoi de mieux, pour commencer, que de scanner l’immense banque de données que nous possédons tous ? J’ai nommé votre cerveau 😊
Ce qui donne de la puissance à un roman est la part de vérité qu’il contient. Sur la vie, sur l’humain…
Vos ressentis et émotions personnels sont des atouts incomparables pour traduire cette vérité.
Explorez vos souvenirs. Concentrez-vous sur la qualité particulière de votre ressenti si vous avez vécu la situation que vous vous apprêtez à évoquer dans votre texte. Soyez le plus précis possible. Avec vos tripes, avec votre corps.
Quelle température, quelle qualité de la lumière, quelle ambiance sonore ? Quelles odeurs ? Quelle sensation sur ma peau ?
Gaël Faye, dans son roman Petit pays, puise dans ses souvenirs des détails puissamment évocateurs pour dire le Burundi de son enfance :
« L’hiver, j’observe avec tristesse le marronnier effeuillé dans le square en bas de mon immeuble. J’imagine à sa place la puissante voûte des manguiers qui rafraîchissait mon quartier. Lors de mes insomnies, j’ouvre un petit coffre en bois caché sous le lit, des fragrances de souvenirs me submergent en regardant les photos de tonton Alphonse et de Pacifique, ce cliché de moi dans un arbre pris par Papa un jour de l’an, ce scarabée blanc et noir ramassé dans la forêt de la Kibira… ».
Que d’émotion et de poésie dans ces quelques lignes…
Bien sûr, ce n’est pas toujours possible ! Si votre intrigue se passe dans l’espace, au fin fond de la forêt amazonienne, ou encore à une autre époque … bref dans des univers très éloignés de celui dans lequel vous évoluez.
Pas toujours évident de se projeter dans les sensations d’un Maya à l’époque précolombienne…
Ce qui m’amène au point suivant.
2 – Documentez-vous
Heureusement, on n’écrit pas toujours sur ce que l’on connaît !
L’écriture est un formidable moyen de voyager pour les lecteurs, mais aussi, et surtout, pour les écrivains.
Écrire avec les sens nécessitera un petit travail de recherche de votre part.
Histoire de resituer l’univers de vos personnages. De nourrir leur ressenti.
Avant d’écrire une scène, je me demande toujours quelle est son ambiance sensorielle.
Je ne vais pas forcément solliciter chaque sens dans une même scène.
Mais dresser cette cartographie me permet de mieux rentrer dans ma scène, de la rendre plus vivante :
– que voient mes personnages ?
– que sont-ils susceptibles d’entendre ?
– leur goût est-il sollicité ?
– y a-t-il des odeurs particulières ?
– en quelle mesure leur toucher peut-il être sollicité ?
Une bonne documentation vous apportera de véritables pépites pour répondre à ces questions.
Nous avons aujourd’hui la chance d’avoir accès à un volume immense de contenus, bien souvent en un seul clic.
Cherchez du côté des romans, des livres d’histoire ou de sociologie, des vidéos, des articles de presse, des reportages, des photos, des podcasts pour nourrir votre imaginaire sensoriel.
Dépassez les trucs évidents (comme l’odeur du café au bureau ou la célèbre baraque à frites dans une ville du Nord) et creusez-vous un peu la nénette.
Traquez les détails savoureux et inattendus. Ils donneront de l’authenticité à votre texte.
C’est « le scarabée blanc et noir ramassé dans la forêt de la Kibira » de Gael Faye dans Petit pays, la ville indienne sentant « le girofle, la pâtisserie et le pneu surchauffé » décrite par Nicolas Bouvier (L’usage du monde) ou encore tout simplement l’évocation d’un petit café de quartier tapissé de posters à la gloire de vedettes des années 60…
3 – Écrire avec les sens : ne vous focalisez pas sur le seul aspect visuel
Je ne sais pas si vous avez remarqué mais on a souvent tendance à privilégier, dans nos descriptions, l’aspect visuel des choses.
Sortez des sentiers battus et cherchez si d’autres sens pourraient être mis en valeur.
Dane Cuypers, dans son manuel d’écriture Questions de style, cite ainsi un extrait du livre de François Bizot, Le portail.
L’auteur est sur le point d’être libéré de trois mois de détention chez les Khmers rouges. Il a les yeux bandés. L’ouïe et l’odorat se substituent alors très efficacement à la vision :
« Immobile au milieu des flaques, les sens aux aguets, le regard tourné vers l’intérieur comme celui d’un fakir, j’avais entendu le chuchotement de mes gardes et, sur l’argile boueuse de la piste, le chuintement de pas qui n’étaient pas les leurs. La présence d’une rumeur sourde m’avait fait tressaillir comme une énorme palpitation de vie autour de nous, au-dessus de nos têtes, partout, proche, lointaine. Mêlée aux bourrasques qui soulevaient les senteurs sauvages de la terre et des bois, une forte odeur d’huile de vidange et de moteur était montée jusqu’à mes narines. »
4 – La technique minimaliste
Écrire avec les sens ne signifie pas solliciter systématiquement les 5 sens de votre lecteur dans chaque scène.
Sinon, vous risquez de le surcharger de sensations et de vous embarquer dans des descriptions trop longues qui vont ralentir l’action et ennuyer votre lecteur.
Voire de sombrer dans le cliché.
Une technique peut être de se focaliser sur une ou deux sensations particulièrement signifiantes pour votre scène.
Exemple : au lieu de décrire par le menu l’odeur d’antiseptiques qui règne dans un hôpital, les visages gris et déprimés des gens ou encore les murs verdâtres de la salle d’attente (vu et revu), se contenter de donner à entendre le bruit des chariots poussés par les infirmiers, ou encore celui des chaussons qui se déplacent de manière feutrée dans les couloirs. Ils suffisent à montrer l’ambiance déprimante des lieux, non ?
Pour aller plus loin et créer des descriptions à fort impact, je vous conseille l’article du blog « Comment éviter les clichés et surprendre vos lecteurs ? »
4 – Du côté des allitérations et des assonances
Petits souvenirs de lycée sur les figures de style ! Elles sont précieuses pour jouer avec les sens de votre lecteur et créer une atmosphère.
L’allitération est le retour voulu d’une consonne dans une suite de mots.
Exemple : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes. » Racine, Andromaque. La répétition des « s » et des « f » donne littéralement à entendre le sifflement du serpent.
Autre exemple particulièrement sonore avec la répétition du « t » pour imiter le bruit du tamtam : « Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde. » Leopold Sedar Senghor, Femme noire.
Quant à l’assonance, il s’agit de la répétition d’une même voyelle, ou de voyelles qui ont le même son, dans une suite de mots.
Exemple : « Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire. » Racine toujours, Phèdre.
5 – Découvrez le pouvoir de la synesthésie
La synesthésie, quésaco ?
À la base, c’est un phénomène neurologique. Les personnes qui en sont atteintes auraient des neurones « hyper connectés » et des perceptions qui mélangent les différents sens entre eux.
Par exemple, visualiser la couleur jaune en entendant une certaine note de musique, ou associer les mots ou les chiffres à des couleurs.
Et pour nous autres littéraires, cela donne une figure de style fascinante pour écrire avec les sens !
Vous l’aurez compris, elle consiste à associer une sensation à des mots qui relèvent du registre d’une autre sensation.
Exemples :
« II est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, – Et d’autres, corrompus, riches et triomphants. » Baudelaire, Correspondances. Quelle explosion des sens ! Le domaine olfactif du parfum est associé à des adjectifs relevant du toucher (frais), de l’ouïe (doux comme les hautbois), et encore de la vue (vert comme les prairies).
« La senteur rousse de l’automne », Marcel Pagnol. « Rousse », adjectif associé à la vue et à l’univers des couleurs, est utilisé pour décrire la « senteur », un terme qui relève de l’odorat.
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6 – Soignez vos images
Je ne peux pas terminer cet article sans vous parler des images.
Une image ou comparaison choisie à bon escient rendra votre univers vivant et palpitant. Elle procurera des émotions et des sensations à votre lecteur, l’immergera irrésistiblement dans votre monde.
Rien de mieux pour cela que de lier cette image à l’univers dans lequel se déroule votre intrigue.
Exemple tiré de la superbe plume de Carole Martinez (Du domaine des murmures) :
« Quelques lames lumineuses zèbrent d’or les sous-bois comme les enluminures d’un vieux livre de contes ».
Carole Martinez aurait pu se contenter d’écrire que les lames lumineuses zèbrent d’or les sous-bois. Cela aurait déjà été très beau. Mais la précision « comme les enluminures d’un vieux livre de contes » nous plonge immédiatement dans l’univers du Moyen-Âge qui est celui de son roman.
Autre exemple extrait d’Une bête au paradis, de Cécile Coulon – à propos des retrouvailles de deux amants : « Blanche le mena jusqu’à leur chambre, comme on mène une mule sur le flanc d’une colline ». Cécile Coulon aurait pu écrire qu’elle le guide vers la chambre de manière décidée, par exemple. L’image de la mule est beaucoup plus forte. Elle nous ancre dans l’univers rural qui est au centre du roman, comme au centre de la personnalité de Blanche.
7 – Soyez précis
Un dernier conseil pour la route. Travaillez à capter le mot le plus précis, le plus juste possible, pour transcrire la réalité que votre texte évoque.
Olivier Rolin le dira de manière beaucoup plus poétique que moi (merci encore à Dane Cuypers de m’avoir fait connaître cette superbe citation) :
« Si tu trouves vraiment des mots, des mots exacts, pour parler du sang, ça veut dire que ta phrase doit être un peu rouge avec des reflets dorés, et chaude et poisseuse et inexorable. Et si tu parles vraiment, exactement d’un nuage, il faut que tes mots soient joufflus et alertes et tout enflés de lueurs de plomb et de nacre et qu’ils jettent de grandes ombres sur la terre. »
Voilà ! J’espère que cet article vous aura inspiré. Et vous, quelles sont vos techniques pour écrire avec les sens ?
Photo de couverture : Eva Felizitas